J'ai choisi l'humour pour montrer le ridicule de la polémique sur le burkini (voir sur ce blog: "comment se baigner?").
Si la plupart des réactions ont été positives, quelques lecteurs se sont montrés critiques, en considérant qu'il fallait réagir avec beaucoup de fermeté devant cette démonstration vestimentaire.
Ce n'était pas mon avis et c'est la raison pour laquelle j'ai parlé de "délire politico- médiatique". Je me félicite donc de l'ordonnance rendue par le Conseil d'Etat. Tout n'est pas réglé pour autant et il faudra notamment s'entendre sur le sens profond du beau mot "laïcité", malheureusement utilisé à tort et à travers....y compris par le FN!
En attendant, la dérive constatée à la suite de la prise des arrêtés "anti burkini" a entraîné des réactions dont l'exploitation va à l'encontre du but recherché. On lira à ce sujet avec intérêt l'interview d'un spécialiste des questions jihadistes, qui explique comment ce qui vient de se passer "va alimenter des années de propagande jihadiste".
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Interview donnée à franceinfo par David Thomson *
Comment les sympathisants de l'Etat islamique ont-ils réagi aux récentes interdictions du port du burkini sur certaines plages de France ?
David Thomson : Les sympathisants jihadistes semblent eux-mêmes surpris que la police municipale de Nice fasse leur travail de propagande à leur place. Pour eux, c'est du pain bénit. Le récit jihadiste martèle depuis des années qu'il serait impossible pour un musulman de vivre sa religion dignement en France. Alors évidemment, dès leur diffusion, ces photos sont passées en quelques minutes à peine en tête des sujets les plus discutés dans la "jihadosphère", où la tonalité générale était : "La France humilie une pauvre musulmane."
Pourtant, au début de la polémique sur le burkini, jihadistes et salafistes s'étonnaient de "tout le vacarme fait par des mécréants" au sujet d'un usage vestimentaire qu'eux-mêmes jugent contraire à leur dogme.
Plus spécifiquement, quel écho ont rencontré les photos publiées mardi par le Daily Mail ?
Depuis hier, ces images ont littéralement "cassé" l'internet jihadiste, que ce soit du côté des partisans de l'Etat islamique ou chez ceux d'Al-Qaïda. Il serait très étonnant que ces quatre photos ne soient pas abondamment reprises dans les vidéos de propagande jihadistes officielles, car elles représentent l'incarnation même de leur rhétorique anti-France.
Celle d'un pays ennemi de l'islam, présenté comme une terre de mécréance par excellence, où l'on humilie les musulmans sous le regard passif d'un public immobile, à travers des forces de l'ordre perçues comme une autorité qualifiée "d'idolâtre", c'est-à-dire découlant de la souveraineté populaire et non divine.
Sans exagérer, on peut considérer que ces clichés de Nice vont alimenter des années de propagande jihadiste.
Les mesures prises au nom du respect de l'ordre public telles que l'interdiction du burkini risquent donc d'être contre-productives ?
Vu la brutalité de son application, on peut en effet le considérer. Dans un contexte de récurrence des attentats, les municipalités qui l'ont interdit estiment que le burkini est l'expression d'un "communautarisme" qui pourrait constituer un marchepied vers une forme de radicalité. Mais à l'inverse, pour celles qui le portent, ce vêtement de bain est paradoxalement vécu comme un compromis entre leur conservatisme religieux et la société occidentale moderne.
Ce compromis est intolérable chez les salafistes et les jihadistes. Dans ces milieux, les femmes ne vont tout simplement pas à la plage ou alors dans des conditions beaucoup plus strictes et sûrement pas en burkini, entourées d'autres femmes en bikini. Le burkini est jugé non conforme à leur interprétation du Coran et de la sunna [la loi divine].
En revanche, son interdiction génère des crispations très fortes dans une grande partie de la communauté musulmane, et en donnant corps à la propagande jihadiste, il n'est pas impossible que cette polémique génère une fracture, un dégoût de la France chez certains musulmans, au-delà même des cercles salafistes ou jihadistes. A l'heure où l'on parle de la nécessité de développer un discours pour contrer le narratif jihadiste, on s'aperçoit que non seulement ce contre-discours n'existe pas, mais qu'en plus, certaines autorités françaises offrent de quoi renforcer ce contre quoi elles pensent lutter.
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* David Thomson est reporter à RFI et auteur du livre "Les Français jihadistes" (2014, Les Arènes)