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Le blog de Paul Quilès

Réflexions et informations sur la paix et le désarmement nucléaire, sur la démocratie et sur l'actualité politique.

Le désarmement nucléaire n’est pas une utopie

Publié le 12 Juin 2018 par Paul Quilès in Désarmement nucléaire

J'ai publié cet article dans la revue de l'OURS- recherche socialiste

(n° 82-83, juin 2018)

qui traite du thème "Des utopies au banc d'essai" 

 

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          Qualifier les soutiens du désarmement nucléaire de rêveurs naïfs et la perspective d’un monde débarrassé des armes nucléaires d’utopie est sans doute l’attaque à la fois la plus facile et la plus commune qu’utilisent les partisans de la bombe atomique. Si un monde sans armes nucléaires doit être considéré comme une utopie, c’est uniquement parce qu’il s’oppose à la dystopie d’un monde qui aurait été dévasté par la guerre nucléaire ! Et s’il est des naïfs sur la question de la bombe atomique, ce sont plutôt ceux qui défendent l’existence de cette arme de destruction massive, sans réfléchir sérieusement aux conséquences de son éventuelle utilisation.

            Ceux qui œuvrent pour le désarmement nucléaire peuvent paraître irréalistes, non pas parce qu’ils poursuivent un objectif vain, mais parce qu’ils pensent l’impensable destruction nucléaire, cet évènement dont l’humanité n’a pas encore eu l’expérience. Mais ils pensent également ce sursis dans lequel nous vivons depuis maintenant plus de 70 ans et qui se perpétue encore aujourd’hui, davantage grâce à la  chance qu’à la sagesse de ceux qui ne tentent de l’éviter qu’en propos et rarement en actes. Puisqu’ils imaginent et tentent concrètement de concevoir un autre monde, une autre société, plus sûre et plus juste, il n’est pas étonnant qu’ils se fassent traiter d’utopistes par ceux-là même qui trouvent dans la bombe atomique un instrument de pouvoir. Il n’en pas surprenant alors qu’ils soient tournés en ridicule à partir du moment où ils remettent en cause les rodomontades douteuses des puissants, qui promettent un monde harmonieux et pacifié, en développant mythes et mensonges.

        Les artisans du désarmement ont cessé de croire aveuglément aux discours faussement rassurants et préfèrent se fixer un objectif rationnel qu’ils œuvrent activement à atteindre. Celui-ci est non seulement éminemment concret et ne peut être réduit à une simple demande d’éradication immédiate de l’arme nucléaire, mais il est également indispensable à la survie de l’humanité, étant donné les dangers que représente l’utilisation ne serait-ce que d’une bombe. Il suffit de se replonger dans les cauchemars d’Hiroshima et de Nagasaki et d’écouter les hibakushas, les survivants de ces tragédies, pour avoir une perception concrète, presque viscérale, des dégâts humanitaires du nucléaire militaire. Ces considérations sont d’autant plus pertinentes aujourd’hui qu’il est parfois question d’une guerre nucléaire moderne, dont les conséquences ne seraient pas seulement le centuple des dégâts humains et des traumatismes individuels et collectifs consécutifs aux bombardements d’août 1945, mais bien la déstabilisation de l’ordre international et de la civilisation humaine.

       Cet objectif n’a certes pas été atteint jusqu’ici, non pas en raison de son caractère irréaliste, mais davantage en raison des circonstances. Il a néanmoins été envisagé très sérieusement à plusieurs reprises par la communauté internationale. La première tentative fut le Plan Baruch, proposé par l’administration Truman en juin 1946. Le plan prévoyait un contrôle international de l’énergie nucléaire afin de garantir son utilisation pacifique, ainsi que l’élimination des armements de destruction massive. Les armes nucléaires auraient donc pu être éliminées un an après leur création. L’URSS s’opposa cependant au plan, parce qu’elle n’avait pas confiance en l’ONU, soupçonnée d’être un instrument à la solde de l’Occident. De plus, elle souhaitait, -ce qui fut refusé- l’élimination de l’arsenal nucléaire américain avant la mise en place des mesures de contrôle. Ce point demeure un des sujets majeurs de discussion dans les négociations internationales pour le contrôle et l’élimination des armes nucléaires.

      La première étape la plus marquante vers le désarmement nucléaire complet fut la signature en 1967 du Traité sur la Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP), interdisant aux Etats dotés de l’arme nucléaire (EDAN) d’aider un autre pays à acquérir l’arme nucléaire, tandis que les Etats non dotés d’armes nucléaires (ENDAN) s’engageaient à ne pas chercher à s’en procurer. Ratifié par la grande majorité des pays et par la plupart des EDAN, il entend également garantir le droit au nucléaire civil par l’échange d’informations. Surtout, son article VI stipule que les signataires s’engagent à négocier afin de parvenir à stopper la course aux armements nucléaires et à atteindre le désarmement général et complet. Des conférences d’examen ont lieu tous les cinq ans pour avancer sur le sujet ; celle de 2000 a donné naissance à un programme de treize actions pratiques pour la réalisation du traité. Si depuis 1967, quatre pays se sont malgré tout dotés de l’arme nucléaire, c’est principalement en raison de la mauvaise volonté des cinq principaux EDAN, dont la France, à respecter l’article VI du TNP, ce qui aurait permis de combler l’inégalité réelle et ressentie entre EDAN et ENDAN.

       Un évènement historique moins connu est celui de sommet de Reykjavik d’octobre 1986. Raconté dans les détails par le journaliste Guillaume Serina[1], cette rencontre entre Reagan et Gorbatchev fut l’occasion de discussions très sérieuses visant à mettre fin à l’affrontement nucléaire entre les blocs soviétique et occidental. En dépit du caractère conservateur de Reagan, ce dernier était enclin à dénoncer l’immoralité des armes nucléaires et à suivre Gorbatchev dans ses volontés de réformes, affirmant qu’une « guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». On a connu dans l’histoire plus utopistes que ces deux dirigeants, qui envisageaient pourtant sérieusement un monde sans armes nucléaires, objectif que le sommet a contribué à réaffirmer, comme l’a souligné plus tard Gorbatchev. Si la rencontre n’a pas abouti à un plan de désarmement complet, c’est surtout en raison de divergences de points de vue sur la manière de mener ce processus. Il y avait notamment la question délicate de l’IDS (« Initiative de Défense Stratégique », plus connue sous le nom de « guerre des étoiles »), que Reagan ne voulait pas abandonner, alors que cette défense antimissile était pourtant contradictoire avec les engagements du traité ABM de 1972 signé par les Etats-Unis et l’URSS. Cet épisode est la preuve sans doute que le plus grand obstacle au désarmement est une mentalité de guerre froide….. que nous connaissons encore aujourd’hui.

           La dernière opportunité sérieuse dans la voie du désarmement nucléaire a été la signature en juillet dernier par l’Assemblée générale des Nations Unies, d’un traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Signé par 122 pays et en cours de ratification, celui-ci prend acte des conséquences catastrophiques et disproportionnées des armes nucléaires et se place dans la continuité de tous les traités limitant l’usage et le développement d’armes nucléaires, en conformité avec le droit international. Surtout, il stipule l’interdiction du développement, de la production, des essais, du stockage, de l’utilisation et de la menace d’armes nucléaires. Il a reçu le soutien de nombreux acteurs  de la société civile internationale, dont ICAN, la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, qui a reçu pour cela le Prix Nobel de la Paix en 2017. Malheureusement, les puissances nucléaires, dont la France, l’ont largement ignoré. Elles ont même dénoncé ce traité comme ne prenant pas en compte la situation sécuritaire internationale et elles ont préféré appeler à poursuivre de très hypothétiques négociations dans le cadre de l’article VI du TNP…. tout en affirmant que les armes nucléaires ont été depuis 1945 source de paix et non de risque de conflit, et donc implicitement que leur élimination n’est pas souhaitable.

       La multiplication de tentatives qui ont parfois échoué de peu nous invite à reconnaître la complexité du processus d’interdiction des armes nucléaires, en comparaison de l’interdiction d’autres armes de destruction massive, comme les armes chimiques et biologiques, interdites au XXe siècle[2]. Dans les conceptions stratégiques des Etats détenteurs et dans l’équilibre de la sécurité internationale, les armes nucléaires jouent un rôle bien plus important et la multiplicité des aspects à contrôler pour aller vers un désarmement complet – nombre et qualité des armes et des lanceurs, niveau d’alerte, risques de terrorisme et de cyberattaques, essais, stockage, déploiement…-, sont autant de points délicats à discuter. Qui plus est, toute la rhétorique légitimant la possession d’armes nucléaires repose sur leur non-utilisation – la fameuse « dissuasion nucléaire » – et la propagande des Etats dotés de l’arme nucléaire empêche souvent les populations de réaliser l’ampleur du danger qu’elle représente. Contrairement aux armes chimiques et biologiques, les armes nucléaires sont présentées comme bien contrôlées et leurs risques bien identifiés, ce qui limiterait le risque de dérive et confèrerait un caractère fictif à leur utilisation. Et pourtant, il n’en est rien, tant en raison des risques d’utilisation involontaire – accident, erreur de calcul, piratage – que de l’incertitude liée à l’entrée dans un conflit nucléaire, sans compter les évolutions récentes des doctrines nucléaires, qui n’excluent plus l’utilisation « d’armes nucléaires tactiques limitées ».

          Le combat pour le désarmement nucléaire est donc long, compliqué et ardu. Au-delà des actions menées par des organisations pacifistes et militantes, il est appuyé par les propositions concrètes émanant d’experts et de personnalités politiques et militaires compétentes[3]. Contrairement aux caricatures qui résument souvent celles-ci à la demande d’un désarmement unilatéral et immédiat, ces propositions décrivent un désarmement nucléaire progressif, multilatéral et contrôlé.

       Cela passe par exemple par l’abaissement maximal du niveau d’alerte des forces nucléaires, sachant que quelques 3000 armes nucléaires russes et américaines peuvent être déclenchées en quelques minutes après la détection d’un lancement adverse, avéré ou non, ce qui laisserait de côté toute analyse posée et rationnelle de la situation. La diminution du risque d’utilisation passe également par l’apaisement des risques autour de la péninsule nord-coréenne avec le gel du programme nucléaire nord-coréen. Il faudrait aussi envisager le retrait des armes nucléaires tactiques américaines déployées en Europe, en échange du retrait total des armes nucléaires tactiques russes d’Europe.

         Les puissances nucléaires pourraient également être plus transparentes sur leurs efforts en faveur du désarmement nucléaire et affirmer une politique de non-emploi en premier. En effet, seule une attaque nucléaire est de nature à mettre en cause les intérêts vitaux d’un pays. Tous les autres scénarios peuvent être dissuadés efficacement par des armements conventionnels ou d’autres formes de défense.

          Réduire efficacement le risque de cataclysme nucléaire passe aussi par la mise en œuvre et le respect accru des traités internationaux : entrée en vigueur du traité d’interdiction des essais nucléaires (TICEN), négociation d’un traité d’interdiction de la production de matières fissiles destinées aux armes nucléaires, respect des obligations de l’article VI du TNP et adhésion aux mécanismes de désarmement du TIAN. Enfin, de nouvelles réductions contrôlées et vérifiables des arsenaux nucléaires constitueraient un pas encourageant vers un monde plus sûr.

      Mais ce qu’il faut surtout pour faire avancer concrètement la cause du désarmement, c’est une réelle volonté politique de la part des puissances nucléaires, qui fait aujourd’hui cruellement défaut. Cette volonté est d’autant plus compliquée à susciter que les arguments des défenseurs de la paix peinent à pénétrer la sphère politique. On peut citer plusieurs raisons à cela, comme le poids du « lobby militaro-industriel », qu’Eisenhower[4] dénonçait déjà en son temps, le pouvoir quasi monarchique conféré en matière d’armement nucléaire au Président de la République depuis 1964, ou encore le conservatisme et la paresse intellectuelle de la classe politique française qui s’abrite derrière un pseudo consensus sur la question. En réalité, l’opinion publique demeure très insuffisamment mobilisée et les enquêtes d’opinion concernant l’armement nucléaire varient selon la façon dont on interroge les Français. Dans une période de tension internationale, ils peuvent considérer que « la possession de l’arme nucléaire est un point fort de nos armées » (octobre 2017), mais en octobre 2015, 74% des Français souhaitaient que « la France négocie un traité d’interdiction complète des armes nucléaires ». De même, 71% d’entre eux considéraient en octobre 2016 qu’ « un traité d’interdiction des armes nucléaires serait favorable à la paix et à la sécurité mondiale », les taux d’approbation les plus forts se retrouvant chez les jeunes et les électeurs de gauche..

      Ce combat devrait être celui des socialistes, dont les dirigeants ont malheureusement trop souvent repris le discours dominant en matière d’armement nucléaire. François Hollande notamment a maintenu un discours contradictoire à ce propos, déclarant partager « l’objectif à terme d’une élimination totale des armes nucléaires »[5] tout en refusant de participer aux négociations sur l’élaboration du TIAN, en vendant des Rafale pouvant être équipés de missiles nucléaires à l’Inde, pourtant en conflit latent avec un autre Etat nucléaire, le Pakistan, et en lançant un programme de modernisation nucléaire qui doublera le budget attribué à l’arsenal nucléaire. Au cours de la préparation des dernières lois de programmation militaire, il fut quasiment interdit de parler d’autre chose que des paramètres de la dissuasion nucléaire, et surtout pas de la pertinence même des armes nucléaires. Le Parti Socialiste, tout en reprenant le discours classique ("pas de remise en cause du pilier de doctrine de défense de la France que représente la dissuasion nucléaire" [6]), a tout de même regretté, dans des termes plus que prudents, l’absence de débats "sur les choix de modernisation et de renouvellement des composantes de l’arsenal nucléaire" avant le vote de la loi de programmation militaire 2019-2015, notant que "la hausse significative des dépenses liées à la dissuasion pourrait se faire au détriment des ressources humaines et de l’acquisition des équipements".

          Le désarmement nucléaire est donc loin d’être l’utopie trop souvent décrite. Il est un objectif que l’on n’atteindra qu’en levant le voile sur les mensonges et les illusions[7] des dirigeants à propos de l’arme nucléaire. L’urgence est là, même si la menace et les conséquences d’une explosion nucléaire peuvent paraître irréelles. Il est vrai que se référer à des objectifs plus généraux de paix et d’entente volontaire entre les peuples peut paraître en décalage avec l’attitude des dirigeants au cours des dernières décennies. C’est pourtant un tel idéal qui peut motiver la recherche d’objectifs plus concrets tels que le désarmement nucléaire. A l’heure où le discours politique des socialistes est quelque peu anémié et où le socialisme se doit de définir de nouveaux combats mobilisateurs, celui du désarmement nucléaire apparaît d’autant plus pertinent qu’il peut être un des grands enjeux de ce début de siècle.


[2] Les difficultés rencontrées en Syrie dans l’application du traité d’interdiction des armes chimiques sont imputables essentiellement aux insuffisances du système de contrôle et ne mettent pas en cause la nécessité de l’existence d’un traité d’interdiction. Voir "Syrie: un bombardement, et après?"

 

[4] Lire son discours de fin de mandat (17 janvier 1961)

 

[5] Cette contradiction se trouvait déjà dans la position du PS exprimée lors de sa Convention d’octobre 2010 :

« Notre action pour assurer la sécurité s’accompagnera d’une position claire et responsable en faveur du désarmement : le désarmement plutôt que la course aux arsenaux défensifs. Sans remettre en cause la légitimité d’une dissuasion indépendante de notre pays, tant que subsistent d’autres arsenaux nucléaires, la France reprendra son rôle d’impulsion dans les débats sur le désarmement et la non-prolifération des armes de destruction massive. Celui-ci, appliqué à un cadre régional en particulier, peut contribuer fortement à l’apaisement des tensions. La France soutiendra activement le projet d’un Moyen-Orient dénucléarisé.

Nous saisirons l’opportunité historique créée par les orientations du Président Obama en faveur d’un désarmement nucléaire universel, progressif, négocié et efficacement contrôlé. La France exprimera son soutien à la perspective d’un monde sans armes nucléaires.

Nous prendrons des initiatives afin de relancer les négociations pour un traité d’interdiction de la production de matières fissiles à usage militaire.

Nous soutiendrons les initiatives tendant à une réduction des armements conventionnels les plus déstabilisants et les plus dangereux pour les populations, en particulier les armes de petit calibre qui font aujourd’hui des ravages dans les conflits africains. La vigilance politique sur les ventes d’armement, affaiblie par le pouvoir actuel, sera rétablie. »

[6] Déclaration de la commission défense du PS du 29 mars 2018.

 

[7] Lire le livre que je viens de publier (avec Jean-Marie Collin et Michel Drain): "L'illusion nucléaire- la face cachée de la bombe atomique" 

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