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Le blog de Paul Quilès

Réflexions et informations sur la paix et le désarmement nucléaire, sur la démocratie et sur l'actualité politique.

La chasse aux éléphants

Publié le 22 Octobre 2019 par Paul Quilès in Politique française

La chasse aux éléphants

     Voici un texte intéressant et un peu provocateur de Pierre Calame, président honoraire de la "Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme", qui figure sur son blog. Il s'agit d'une lettre ouverte aux députés français, qu'il a intitulée: "Sortons du sommeil dogmatique, partons à la chasse aux éléphants" et qu'il présente ainsi:

" La plupart des formations politiques françaises ont tenu au cours de l’été des sessions de réflexion. Peut-être certaines d’entre elles m’ont échappé, mais ce que j’ai lu m’a donné une impression de malaise : elles laissent de côté des réalités qui me semblent incontournables, ce que j’ai appelé dans mes billets de cet été « les éléphants dans la pièce ». C’est particulièrement visible à propos de la transition écologique et de l’Union européenne. D’où mon désir d’interpeller nos députés. Vous trouverez ci-dessous la lettre ouverte que je viens de leur envoyer. Je souhaitais en partager le contenu avec vous....."

 

Madame, Monsieur,

     Membre de l’Assemblée Nationale, vous jouez un rôle central dans l’élaboration des politiques de la France. Vous êtes de ce fait au coeur de la crise actuelle de gouvernance que l’on observe dans le monde entier. Elle concerne la place et les modes d’intervention des Etats, face à des interdépendances mondiales devenues irréversibles, et la démocratie représentative, inventée pour des sociétés où l’information circulait lentement et aujourd’hui mise en œuvre dans un contexte où l’information écrite et visuelle circule à la vitesse de la lumière à travers de multiples canaux et réseaux sociaux. Dans les deux cas, de profondes transformations s’imposent : pour penser la place de l’État au sein d’une gouvernance à multi-niveaux allant des territoires locaux à la planète; pour réinventer la démocratie, en combinant la démocratie représentative avec de nouvelles démarches délibératives associant les citoyens au débat public.

     Après la centralisation extrême des décisions en 2017 et 2018 puis l’usage approximatif de la démocratie délibérative dans le cadre du grand débat national qui a suivi la crise des gilets jaunes, il faut saluer les incontestables avancées récentes : une loi sur la bioéthique suscitant des débats de fond dans un climat pacifié; une réforme des retraites qui prend le temps d’une concertation approfondie ; le lancement de la convention citoyenne sur la transition énergétique, qui assure à la démocratie délibérative les conditions minimales de sa pertinence.

     Pourtant, les partis politiques n’ont pas encore pris la mesure des transformations du monde et des grands défis qui en découlent. Le juriste Alain Supiot parle, à propos du droit, de « sommeil dogmatique » pour signifier que le monde juridique n’a pas encore pris la mesure de ces transformations, qui impliquent de revisiter les catégories du droit à la lumière ce ces interdépendances. C’est aussi de sommeil dogmatique qu’il faut parler pour la pensée politique. Le besoin de définir son camp face « aux autres » incite trop souvent à recourir, pour aborder les réalités de demain, à des doctrines issues des combats et des réalités du passé.

     Sortir du sommeil dogmatique est urgent. Comme l’ont illustré les dernières décennies, à quoi bon remporter des élections si, une fois au pouvoir, on constate que les mots d’ordre qui ont permis de gagner sont de peu d’utilité pour orienter effectivement l’avenir de nos sociétés ? L’incapacité, par exemple, à faire face au changement climatique, suscite chez les jeunes larmes et colères impuissantes. Ce n’est plus seulement que la maison brûle et que vous regardez ailleurs : les éléphants sont là dans la pièce, ils piétinent les porcelaines mais vous restez plongés dans ce sommeil dogmatique. Les éléphants ? ce sont toutes ces réalités qui crèvent les yeux mais que l’on ne veut pas voir faute d’un effort de réflexion qui nous mette en mesure d’en affronter les conséquences. Et si vous partiez ensemble à la chasse aux éléphants ? J’en évoquerai six.

     Le premier concerne l’énergie fossile. Il est d’une actualité particulière avec la convention citoyenne. C’est le rationnement. Pour conduire la transition énergétique le « signal prix » ne marchera jamais, tout simplement parce qu’il pénalise les pauvres et non les riches. Le gouvernement demande d’ailleurs aux membres de la convention citoyenne comment, selon eux, concilier transition énergétique et justice sociale. Le rationnement est la seule solution. Il reste un gros mot, en France, parce qu’il nous rappelle la guerre et la rareté, mais c’est, en Grande Bretagne, dans le même contexte, le synonyme de justice sociale. Préserver le climat, c’est précisément assumer la rareté nécessaire de l’énergie fossile consommée soit directement soit sous forme « d’énergie grise » incorporée dans les biens que nous importons. Le Haut Conseil au Climat l’a rappelé dans son rapport : "chaque Français émet chaque année 11 tonnes de CO2 dont 4,4 sous forme d’énergie grise et cette part ne cesse de croître."Si nous voulons effectivement conduire une transition énergétique et sociale, nous devrons passer par des quotas négociables, par territoire et par ménage .

     Le second éléphant, apparenté au premier, concerne la monnaie. L’idée que l’on peut payer avec une même monnaie les biens qu’il faudrait économiser – l’énergie fossile – et les biens qu’il faudrait encourager – le travail humain, la créativité – est saugrenue. C’est comme si l’on voulait conduire une voiture dont le frein et l’accélérateur sont une seule et même pédale .

     Troisième éléphant, le caractère commensurable du temps. L’économiste John Menard Keynes disait : « à long terme, nous serons tous morts ». Mais il disait aussi que « les responsables politiques sont les esclaves d’économistes morts depuis longtemps et dont ils ignorent même le nom ». Il en est la vivante illustration ! Dire qu’à long terme nous serons tous morts et utiliser un taux d’actualisation pour réduire les problèmes du futur à un problème présent ne tient plus debout : si à long terme vous et moi serons morts, nos enfants et petits enfants seront bien là pour hériter d’un monde rendu invivable par nos imprévoyances.

     Quatrième éléphant, la responsabilité. Nous avons inventé au 19e siècle le principe de responsabilité limitée, pour cantonner les risques des entrepreneurs à ce qu’ils avaient investi dans leurs affaires, mettant à l’abri leurs biens personnels. Cette conception limitée de la responsabilité s’applique aujourd’hui à tous les domaines de l’activité humaine et tous les acteurs. Elle conduit en pratique à des sociétés qui sont, elles, à irresponsabilité illimitée : personne n’y est tenu pour responsable d’évolutions catastrophiques. C’est toute notre pensée sur la responsabilité qui est à revoir.

     Cinquième éléphant, la gouvernance. Y-a-t-il un seul problème sérieux, au premier rang la transition énergétique et écologique, qui puisse aujourd’hui être traité à un seul niveau de gouvernance ? aucun bien sûr. Or, comme l’illustrent nos lois de décentralisation, nous nous obstinons à faire comme si l’on pouvait affecter les responsabilités et compétences relatives à chaque problème à un niveau unique de gouvernance. Il est pourtant évident que la gouvernance à inventer ne repose plus sur le partage des compétences mais sur l’exercice de compétences partagées (note jointe : gouvernance à multi-niveaux et subsidiarité active).

     Sixième éléphant, la diplomatie. La France est légitimement fière d’avoir conduit les négociations qui ont abouti en décembre 2015 à l’accord de Paris sur le climat. Mais voit-on ce que signifie le fait que ces négociations ont été conduites par … des Ministres des Affaires Etrangères ? Nous gérons le problème le plus domestique qu’il soit, le climat dans lequel nous baignons, avec les concepts, les outils et les institutions inventés pour gérer les rapports entre des Etats présumés souverains. L’urgence, au contraire, est de construire une communauté de destin d’abord des peuples de l’Europe, ensuite des peuples de la planète (note jointe; un processus instituant citoyen pour l'Europe).

    Si Paris, disait Henri IV, vaut bien une messe, la chasse à ces éléphants ne vaut-il pas que l’on mette en sourdine les rivalités partisanes pour apporter ensemble les réponses nouvelles dont dépend l’avenir de notre société ?

     Je vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l’expression de ma haute considération.

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